On l’oublie bien souvent mais les structures organisationnelles sont calquées, avec des variantes modernistes, sur des modèles militaires et religieux.
Le modèle militaire produit des découpages de responsabilités, des stratifications de commandement jusqu’à l’absurde dans certaines organisations du service public ou il existe une quasi inversion des structures pyramidales, une armée mexicaine faite de nombreux encadrants pour un nombre ridiculement faible d’encadrés. Le modèle militaire produit naturellement sa propre langue, ses propres expressions, qui sont celles des guerres et conflits et sur lesquels il conviendra de revenir.
Le modèle religieux introduit, outre le découpage des responsabilités, des croyances, des rituels, la notion de faute, de culpabilité, de contrition (par l’entretien annuel d’évaluation) et le spectre de l’immanence au cas où le salarié dérogerait à la croyance de la toute puissance du chef suprême à la tête de l’organisation. On verra que là aussi les usages langagiers sont vivaces
Dans un verbatim succinct repéré dans une organisation du service public on peut s’intéresser tout d’abord à l’injonction :
« Je ne peux pas vous autoriser à dire ça ».
A quel pouvoir se réfère-t-on qui permettrait ou interdirait la parole ? Quelle pensée ne pourrait être verbalisée ? De quelle obéissance s’agit-il ?
Quoiqu’il en soit cette saillie montre à quel point le ressenti peut être censuré et particulièrement celui qui ne s’encombre pas de fioritures de litotes et de paraphrases. On « autorisera » le doute mesuré, le questionnement feutré mais en aucun cas le discours direct qui pourrait être suspecté de porter atteinte à l’image de celui à qui il est destiné. Le manager qui prononce cet ukase s’érige comme garant de l’orthodoxie et chien de garde des débordements. Bien entendu en faisant cela et en prétendant ainsi tuer dans l’œuf des conflits, le manager garde chiourme espère par son zèle ressembler un jour à ceux qu’il craint.
« On va travailler à partir de la version martyr »
Le martyr dans la terminologie religieuse est bien celui qui consent à se faire tuer plutôt que d’abjurer sa foi. C’est le pantin introduit dans les véhicules soumis aux crashs tests. Dans la terminologie managériale, il s’agit du texte, du travail que l’on va pouvoir tordre, décortiquer, amputer afin de faire émerger (renaitre tel le phénix ?) un travail auréolé d’avoir survécu à l’épreuve. On peut légitimement se poser la question des raisons d’une telle terminologie. Il y a certes un effet de dramatisation mais aussi de respect. On admirera d’autant plus ce qui a résisté aux fers, à l’huile bouillante et à la roue.
« Cette question est sans sujet »
On ne comprend pas cette novlangue qui rappelons le est, pour Orwell, une simplification lexicale et syntaxique de la langue destinée à rendre impossible l’expression des idées subversives et à éviter toute formulation de critique.
C’est donc sans sujet de discussion, de confrontation voire de discorde qu’il faut comprendre cette formulation minimale. Il n’y a pas à revenir sur ce sujet, c’est entendu, compris, indiscutable… Dans le même temps, cette terminologie situe le locuteur comme un expert de la finitude face à un public qui n’aurait pas encore compris cette expertise et qui devrait l’admirer.
« Vous avez du potentiel »
Le potentiel, indique que le locuteur considère que l’action dénotée par un verbe est susceptible de se réaliser.
Lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il a du potentiel de quoi veut-on parler ? Qu’est ce qui est susceptible de se réaliser ? Dans une organisation donnée, quelle est l’intention ou le sens implicite ? Il est probable que les locuteurs eux-mêmes n’en sachent strictement rien mais employer un concept généralement attribué à la physique (sous forme de différence de potentiel qui permet de créer un courant électrique) renforce le caractère scientifique de la déclaration. Le potentiel pour quoi faire ? Décider, créer, produire, obéir, se soumettre… ?
A trop vouloir montrer son infaillibilité, le langage managérial par son approximation, se ridiculise !
Le dernier exemple relève encore plus clairement des emprunts à d’autres champs très éloignés de l’organisation.
« Il ne faut pas rater la fenêtre de tir »
Dans la réalité il s’agit naturellement de l’horaire permettant de lancer des porteurs de satellites pour qu’ils se positionnent à l’orbite préalablement choisie.
Le manager, qui dans une réunion à la naïveté de ce genre de déclaration, s’imagine sans doute responsable d’un outillage représentant une fortune, devant un pupitre informatique d’une salle de contrôle d'une aire de lancement de fusées alors qu’il s’agit sans doute plus prosaïquement ne pas "rater son coup", ce qui pour le service public qui nous intéresse, n’aurait d'ailleurs qu’un impact extrêmement limité sur le service qu'il est supposé rendre à ce même public.
On le voit, les emprunts liés à la puissance guerrière, à l’ordre, à la volonté supérieure, tentent de faire coïncider le moi managérial avec le moi idéal du manager et à son narcissisme, au risque de créer une hypertrophie dommageable : le syndrome de la grosse tête.
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